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Jean Bollack [1923-2012]
Philologue, philosophe, critique

 

    

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X 2602

16 06 09

         Seul le Canon crée l’espace d’une lecture différente, proprement “divine”,  des textes sacrés ; c’est une sélection,  qui établit l’interconnexion des versets. Il y a eu d’autres auteurs, qui n’ont pas été retenus, sans doute nombreux. Ce qui distingue les “livres”, ce que nous avons avec la Bible, c’est qu’ils entrent dans le Livre composé. L’ensemble transforme la signification des textes qu’il contient. La divinité se répand sur eux, dans l’espace et le temps, et par l’écriture même, refoulant l’oralité. La réunion des livres est donc déjà une interprétation ; elle est liée à l’acte d’une révélation scripturaire, d’abord dans la tradition juive, puis une deuxième fois pour les chrétiens, élargissant et transformant la première.

 

X 2603

19 06 09

         Les limites de l’interprétation de l’Héraclès d’Euripide, que Wilamowitz a proposée en 1895 dans son livre important sur la pièce, sont très révélatrices. La voie suivie devait être exemplaire et exhaustive. Il se met à la place de l’auteur,  composant en son temps une œuvre exceptionnelle, que par ailleurs lui-même  jugeait moderne. Shakespeare n’avait rien fait de pareil ; Goethe plutôt. Ses contemporains, un Tolstoï par exemple,  devaient absolument en reconnaître la force.

         Wilamowitz pense qu’Euripide combat les croyances traditionnelles, sous l’influence des sophistes ; cette attitude le met parfois dans une posture fausse par rapport à un sujet qui,  malgré toutes ses vélléités critiques,  le “porte”. L’auteur dramatique est un contestataire, un polémiste , il  n’ ‘ y ’  croit plus ; avant, pense le savant du XIXème siècle, on y croyait. La matière est collective, socialement consacrée. Il ne peut donc pas voir, bien qu’il reconnaisse sa liberté dans l’innovation, qu’Euripide manie la tradition mythique comme bon lui semble, empruntant et modifiant : ce n’est pas qu’il  s’y oppose, il fait avec.

         Concomitamment, Wilamowitz spiritualise en façonnant l’histoire ; il fait d’Euripide l’ adepte d’une nouvelle conception plus philosophique du divin, dont Xénophane peut nous donner une idée. Ainsi la destruction des croyances prend un sens, elle annonce et préfigure le christianisme. La force trouve sa vérité dans une infirmité, que révèle la chute. La folie d’Héraclès répondait à la fin à une conversion. Le héros finissait par prendre à son compte la persécution de la déesse jalouse et par assumer lui-même sa rage destructrice. S’il connaît à la fin , accueilli par Thésée, l’ami, la sérénité, c’ est qu’il accepte la misère humaine. Le mot d’”amour” est prononcé plus d’une fois, et prend un sens quasi théologique. Le christianisme offre le critère de vérité. Ce n’est plus le concept purifié de l’idée de dieu seulement, destituant les divinités traditionnelles ; c’est l’anticipation d’une religion qui s’imposera, que Wilamowitz  décèle dans la tragédie du Vème siècle : Euripide s’était élevé à cette intuition supérieure, un hellénisme plus vrai, plus éternel.

         Il y a une signification de la tragédie qui découlerait de certaines des conclusions que tire Wilamowitz ; il ne peut pas les admettre comme une solution herméneutique. Ce n’est pas seulement la représentation globale de la Grèce antique, telle qu’il la construit, qui l’en empêche. Il se plie, et se sent  sans doute obligé de se plier,  à une vérité officielle, partagée par les enseignants de son université. Son interprétation finit par rejoindre cette “vérité”, en récupérant et  en retraduisant dans un deuxième mouvement ce qu’il a tiré du texte d’Euripide. Il ne devait pas douter qu’il avait ainsi accompli un exploit ; il  avait reconverti la critique radicale, peut-être implacable, d’Euripide en un message religieux positif, fût-il transhistorique. Il traversait l’histoire, lui imprimant sa vérité.

 

X 2610

30 06 09

         Le sujet de l’Ion d’Euripide est composé de nombreux éléments rappelant une intrigue comique ; ce n’est pas qu’Euripide les emprunte à la comédie ; c’est plutôt qu’il les invente librement, comme l’une des innombrables possibilités de combiner les péripéties d’une histoire ; il anticipe plus qu’il n’adopte. Le problème illustre bien le rôle dominant de la forme ; en dépit de l’intrigue, elle reste parfaitement dans les normes de la tragédie, très éloignée de la comédie comme genre, avec sa forme particulière que nous connaissons  par le théâtre d’Aristophane. La moyenne et la nouvelle comédie s’inscrivent dans une tradition largement préfigurée dans la tragédie, même si celle-ci reste prise dans  son jeu plus sévère. Comme si les situations de ces pièces  étaient l’un des aboutissements du tragique, qui les intègre. La forme a une grande autonomie, elle n’est guère déterminée par un contenu, même lorsqu’ elle le produit.

 

X 2612

05 07 09

         Les mots, dans la composition d’un poème se particularisent une seconde fois, ils apportent leur identité reconnaissable, mais renouvelée dans l’instant. Les interprètes universalisent, systématiquement et spontanément. C’est proprement “à contre-sens” — ou contre le sens particulier. L’universel se montre plus courant, plus naturel, plus accessible.

 

X 2619

28 07 09

         Le “biographisme” m’est encore apparu problématique quand j’ annotais l’étude sur Sappho que Renate Schlesier a présentée au colloque de Cerisy sur la lecture insistante. Toutes les situations, dans chaque poème, sont inventées et ne reposent sur aucun préalable. Il n’y a pas de point de départ extérieur à la composition poétique. Ce qui se dégage, c’est un cadre de vie, l’ordre d’un monde, auquel il est fait référence, un fond commun dans le travail de l’imaginaire. Le vécu et l’inventé à ce compte se confondent ; ils se rapprochent et s’éloignent l’un de l’autre. La réalité concrète existe, mais elle a été reconstruite dans la composition poétique et, rendue palpable. Elle paraît être la condition, alors qu’elle est plutôt le résultat du travail. Sinon, elle ne serait pas aussi centrale, ni aussi clairement définie, aussi évidente qu’elle l’ est, étant issue d’un acte créateur.

 

X 2625

30 07 09

         La machine amenant un dieu à la fin des tragédies, comme Athéna dans l’Iphigénie en Tauride, sert à dénouer une histoire. L’arrangement de l’intrigue était jusque là inventé et aménagé par l’auteur. Comme telle, la machine condense les artifices du théâtre. Chez Euripide, le jeu tragique  a finalement été conçu sur le mode romanesque, qui n’exclut aucune péripétie. Aussi l’intrigue pourrait-elle sans doute se poursuivre. Pourtant, à un certain moment, dans  l’une de ces péripéties dramatiques, l’auteur passe la main à une instance supérieure, chargée de régler la suite. La pièce en un sens s’arrête arbitrairement, pour le bien ou le mal des protagonistes. Ils font une sortie définitive, véritablement “finale” ; la fin non plus n’est pas dénuée d’artifices. Les dieux peuvent tout, ils font ce qu’ils veulent. Il suffit qu’ils le décident ainsi, et non autrement. C’est toujours le cours des choses, se déroulant aussi arbitrairement que le reste, mais il est arrangé pour de bon, décidé, inéluctable, appartenant à  un autre ordre. Un mal devait se produire : il peut ne pas se produire. L’imaginaire dispose, selon la loi divine et sa liberté absolue–dispositions prises, hors norme et hors restrictions, fussent-elles grotesques ou fantasques.

 

X 2627

03 08 09

         Le problème du biographisme ne se pose pas d’emblée ; il est introduit par une position prise qui l’ exclut,  Dans le cadre d’une interprétation universelle,  les informations personnelles sont considérées comme un élément secondaire, voire inutile. Les données changent complètement lorsque la référence faite à une expérience précise ou à une prise de position claire du sujet entre dans la matière du texte et lui reste intimement liée, bien que le travail de l’écriture l’ait transportée dans une autre sphère du langage. L’exclusion de ces références touche alors l’exercice même de l’art. Il ne s’en passe pas, quels que soient par ailleurs le mode et le degré de la transposition artistique. Il ne s’en est peut-être jamais vraiment passé.

 

X 2628

03 08 09

         En raison de l’état général de la transmission des textes anciens, avec les vastes lacunes qui déterminent l’étendue de notre ignorance des faits, on est d’autant plus assuré de toucher le vrai dans l’appréciation des oeuvres si l’on reconstitue le plus fermement les conditions particulières dans lesquelles leur création a pu s’accomplir. On a toujours avantage à pousser jusqu’au stade de l’invention ; elle permet d’accéder au mobile le plus libre et à la nouveauté d’une réalisation. Le procédé conduit à étoffer tout un monde de l’imaginaire. Finalement on parvient à faire comme si une grande partie de ce que l’on n’a pas,  ou alors fragmentairement,  se laissait supposer, et comme si l’on maîtrisait ce que l’on reconstruit et qu’en partie on réinvente avec bonheur.

 

X 2635

26 08 09

         La plupart des chercheurs et des auteurs d’articles, dans le domaine littéraire, sont bloqués par les conventions qui règlent la marche de l’institution dans laquelle ils prétendent s’imposer. La discipline détermine en premier les choix du clavier, par la contrainte initiale qu’elle exerce, ou au moyen des avantages que procure le respect d’un consensus ou d’une majorité. L’accès libre à la matière des textes est ainsi barré par la science qui prétend y conduire. Le remède restera soumis à une réflexion sur les conditions de travail et les procédés employés ; en dernier ressort sur les représentations qui les commandent, la configuration de l’horizon d’attente.

         On ne peut pas facilement demander aux aspirants qu’ils analysent le bien-fondé de ce qu’ils apprennent à faire et qui en soi est déjà passablement compliqué. Le jugement repose sur l’acquisition préalable d’un savoir-faire, qu’il n’est pas facile de mettre simultanément en question. En même temps, c’est bien la pratique qui amène à voir quels sont les problèmes, et à découvrir qu’elle n’apprend pas à les résoudre pleinement. Le dépassement exige qu’on entrevoie les limites ; il repose donc sur une maîtrise de la pratique qui ne s’acquiert que progressivement. C’est la raison majeure pour laquelle il y a lieu de revenir en arrière et d’ examiner de façon critique ce qu’on a préalablement cru, écrit et publié. D’autres s’en passeront en appliquant des schémas théoriques tout constitués qui les dispensent de cet examen. Le dilemme repose sur la difficulté de définir la nature des intérêts qui sont en cause, et de trouver concomitamment le véritable objet de la connaissance, qui attend d’être défini.

 

X 2639

01 09 09

         On croit parfois entrevoir dans la rue en croisant les gens un avenir où l’origine ou une appartenance quelconque ne compteront plus guère. On saisit en même temps sur leurs visages les résistances désespérées issues de ce pressentiment.

 

X 2640

06 09 09

         Lorenz Jäger a publié dans le  feuilleton du FAZ du 11 avril le récit d’un entretien avec G. Scholem, qu’il a rencontré à Francfort dans ses années d’études (en automne 1980) ; il l’évoque sur le mode, qui lui est propre, d’un dévoilement un peu provocateur, à l’affût de l’inédit, voire de l’enfoui. L’atmosphère qui se dégageait de la personne de Scholem lui a fait comprendre que son ami Benjamin devait,  par son rayonnement intellectuel,  être un personnage très différent de celui qu’il  s’était imaginé qu’il  était. Il ne devait pas ressembler pour autant au Scholem que moi-même j’ai bien connu, et qui tenait un rôle qu’il s’était sûrement assigné très tôt. Benjamin n’était pas comme lui. L’éloge que l’on faisait de son ami, devenu si célèbre, ne l’intéressait pas si l’on n’ajoutait pas la nuance, le relief particulier. Sa gloire devait lui paraitre inquiétante (“unheimlich”). Selon Scholem : “Benjamin, si les gens  le voyaient, les irriterait beaucoup”. Il n’arrivait pas lui-même à passer facilement d’un interlocuteur,  qu’il lui était arrivé de chapitrer,  à cette immense autorité qu’il avait à reconnaître quarante ans après sa mort.

         Quand il s’est agi d’Ascona et des conférences du cercle “Eranos”,  auquel certains lui ont reproché d’avoir participé, étant donné les opinions de C. G. Jung, longtemps favorables à Hitler - Benjamin sans doute ne l’aurait pas fait -, le chroniqueur conservateur (réactionnaire à certains moments) est heureux de pouvoir rapporter : “Pas un mot n’a été prononcé contre Jung et son comportement pendant le Troisième Reich” (Ascona, c’était bon pour Scholem - et Israël). Il a évidemment évité d’énoncer la raison, en dernière analyse religieuse : “Pour un homme religieux, comme l’était Scholem une relation étroite avec de purs freudiens, pour lesquels la religion avait le statut d’une “illusion”, aurait ressemblé à un dialogue de sourds. Les adeptes de Jung manifestaient un intérêt soutenu, parfois un peu snob, à l’égard de questions touchant l’histoire des religions...”. C’est en effet de cette adhésion-là  qu’il s’est agi : elle séparait Scholem de Benjamin.

 

X 2641

10 09 09

         A “France-Culture”, on a un très grand nombre d’enregistrements de Vernant ; il était considéré comme le spécialiste de la “Grèce” (le collège de France jouait un rôle) et il était un très bon orateur. C’était un tribun. Le terrain était ainsi occupé, choisi par les uns et  les autres,  d’un commun accord - sans problème. Vernant remplissait une fonction ; il faisait passer le monde grec. Il savait traduire, et simplifier ce qui ne l’était pas déjà ; l’autorité coiffait sa bonhomie. Pourquoi à la radio cette absence d’esprit critique ? On pensait qu’il représentait la Grèce  en se situant, face au traditionalisme académique, dans l’orbite d’une histoire sociale de la croyance et des mentalités. Vernant prenait ses distances, sans les prendre vraiment. En fait, comme c’est si souvent le cas, une absence d’intérêt en rejoignait une autre. On ne bouleversait rien et on ne gênait personne. L’herméneutique des textes l’aurait éloigné à la fois de ses propres projections et des attentes de son public. J’y pense en préparant un entretien (le 13 sept.) sur Héraclite ; je me demande comment faire. En cherchant à détourner les auditeurs de certaines habitudes et des conventions de lecture, on met en question le sens des adages que l’on attribue à Héraclite. Tant de représentations dans l’histoire se  sont si solidement attachées à son nom !

 

X 2645

10 09 09

         Abdelwahab Meddeb dans son nouveau livre Pari de civilisation met au centre de la thèse qu’il soutient et des démonstrations qu’elle requiert la “civilisation” ; il la comprend comme un domaine où au cours de l’histoire ont pu se constituer des “asyles” - des enceintes libérées de l’emprise exclusive de la religion et des ambitions politiques qui se sont appuyées sur elle,  sinon simplement confondues avec elle. La religion subsiste toujours dans ces périodes de répit ; puis il arrive qu’elle se replie et s’ouvre, permettant que se développent des activités indépendantes dans le cadre d’une tradition stricte, plus ou moins inébranlable. Est-ce une rupture, qui aurait été tolérée ?

          Ou bien une liberté s’est-elle imposée ? Elle coïncide parfois avec un esprit de tolérance, une forme de cohabitation avec d’autres religions (monothéistes). En principe, l’ intérêt manifesté à l’égard d’autres croyances, pour autant qu’il était concevable, dérivait d’une autonomie,  qu’impliquait l’invention et que revendiquait l’écriture. C’était un autre texte qui s’écrivait, distinct de celui du Livre - de cette Bible-ci ou de l’autre -,  mais sans se détacher de ce fond, et restant grâce au climat en accord avec lui. Est-ce un besoin de liberté, et un élargissement, créés grâce à un environnement intellectuel favorable, et toujours précaire, un fait de civilisation ? Ou doit-on attribuer à des individus sortis du rang un rôle décisif ? Les conditions de production des oeuvres sont déterminées.

         Ce qui s’ajoute alors dans leur élaboration est une prise de distance. Elle a pu s’établir au XIIème siècle en Espagne , pour retenir cet exemple, toujours par rapport au texte fondateur, rédigé pour être suivi par une communauté. Mais, relu et commenté, il n’apparaissait pas comme un écrit  de même rang que celui qui se rédigeait et se composait nouvellement . Ainsi de larges parties de l’Ancien Testament était “écrites”, produites dans certaines conditions du culte et de la culture, avant d’être intégrées dans un canon qui les sanctifiait et transformait leur contenu en message ? Le Livre partout s’est substitué à une “littérature”, qu’il est toujours resté en Grèce ; il imposant son unicité et des règles de vie. qui devaient l’emporter sur le récit.

         De deux choses l’une : ou bien on le reconnaissait dans son exclusivité, et sa différence absolue, en éliminant tous les aspects de l’art ou de l’arbitraire, comme le font les croyants orthodoxes ; l’écrit était un ; il s’amplifiait dans le commentaire, se diversifiait  en lui. Ou bien, tant que (ou là où) la religion l’impose,  un poète ou un philosophe, ou un mystique écrit “à côté”. Il entre nécessairement en concurrence inavouée avec l’autre texte. Ce qu’il fait et ce qu’il lit se distinguent, mais les deux textes procèdent de la même faculté, différemment utilisée. Aussi les religieux ne peuvent-ils pas accepter que la Bible soit un “texte”, bien que, chez les juifs et les chrétiens, la composition séparée, antérieure ou différée, ne puisse pas être contestée. Le Coran, dans sa facture, a cherché à bannir d’emblée la tentation de visions aussi héterodoxes. La divergence se laisse découvrir à tous les niveaux. En Italie, Dante fait littérairement du sacré à l’antique, mais selon l’orthodoxie chrétienne la plus rigoureuse. Il sanctifie à nouveau, en dernière analyse, il commente les Evangiles. Boccace et Pétraque en revanche s’en libèrent  davantage; ils se réfèrent à la tradition, mais la présentent comme telle, ils “font avec”, en cherchant leur chemin ; ils écrivent et montrent qu’ils le font.

  

X 2646

13 09 09

         Jérôme Fronty présente dans le supplément “M” du Monde (n° 20101, 10 IX 2009) le “Triptyque Braque” de Rogier de la Pasture au Louvre ; il suit les travaux d’Albert Châtelet sur le peintre : “Evidence et mystère conjoints, la peinture ne dit jamais exactement ce qu’on veut lui faire dire, mais dit fort exactement ce qu’elle dit”. L’interprétation  est déjouée . On  pourrait croire qu’elle se fait par  le moyen d’une signification précise, se dégageant de la composition. Ce n’est pas le cas ; le sens doit rester ouvert ; l’auteur écrit en effet : l’artiste “donne sens aux questions et nous laisse libre des réponses”. Ainsi la signification devient secondaire, au profit d’une polysémie quasi doctrinale,  qui la devance ; ce que “dit” la peinture doit garder son mystère ; elle intègre toutes les approches. On part de l’idée que le peintre vise un sens  et qu’il ne l’atteint pas ; c’est comme une vision lointaine que projetteront avec l’artiste toutes les contributions interprétatives. On rejoint ainsi une “signification unique”,  globale et implicite, en dépit de toutes les précisions apportées par  l’art. L’éclectisme triomphe à la fin et il se légitime, face au travail du déchiffrement pictural, qui pourrait conduire à évaluer les moyens offerts à une véritable “lecture”.

  

X 2647

10 09 09

         Si l’on admet que les textes des différents Livres sacrés représentent des “interprétations”, il faut se dire  que ces interprétations ont a leur tour pu être interprétées, comme l’Ancien Testament est lu par les chrétiens. S’il y a deux couches sémantiques, rien n’empêche de considérer la toute première dans son antériorité comme un “texte” ou un écrit susceptible d’être repris et interprété. L’interprétation serait ainsi toujours, sinon essentiellement, seconde. On peut logiquement considérer dans certains cas que le contenu a été dicté par une voix divine, venue d’ailleurs, mais on ne resterait pas moins dans l’obligation de reconnaître que le message sacré a été transmis sous la forme d’un écrit existant ,  qui aurait été réinterprété, à savoir corrigé ou redressé. Il n’y a pas d’interprétation brute, dépourvu de tout support.

 

X 2648

11 09 09

         La distinction des textes sacrés, considérés comme des interprétations, empêche d’accorder à ces ensembles inspirés et composés de main divine un sens univoque ; il est unique, tout en étant insondable. Un autre texte composé et donc, en l’occurrence, interprété aussi, mais différemment, selon le principe du textus intepres sui, pourrait n’avoir d’autre sens que celui que l’auteur y a mis. Cependant, comme rien ne semble moins sûr dans les représentations communes, on préfère doter cette production laïque d’une autre polysémie, incertaine. Elle se distinguerait radicalement de l’interprétation , mais en fait ne serait pas moins insondable. D’origine divine, la polysémie se déploie dans une enceinte close, contenue et cernée par un cercle de vérité ; elle figure, unifiée,  comme un sens univoque, qui se démarquerait de l’ouverture, d’ordinaire prêtée à l’écrit humain. L’insaisissable sanctifié se concentre et pointe vers une clarté inatteignable. Le sens prime dans cet éclairage, et l’emporte sur toute autre forme d’écrit, n’étant ni le produit d’une recherche ni une combinaison d’éléments sémantiques ; il s’agit plutôt d’une simple “parole”, en soi plus propre à s’accorder aux conditions d’une révélation.

         Le produit de l’art résulte d’un acte créateur, qui est malgré tout limité, et plus ou moins connu. Dans la confrontation avec le niveau sacralisé du langage, sa polysémie sera le signe babélique d’une infériorité. Une pluralité sémantique comparable s’est constituée ailleurs pour témoigner de la force d’une plénitude, inépuisable dans sa profondeur. On est encore renvoyé à son contraire humain ; il cherche sa voie dans la restriction, se protégeant de l’illimité en se délimitant.

  

X 2649

16 09 09

         W.-H. Friedrich, l’un des bons philologues classiques de l’après-dernière-guerre en Allemagne, situe l’antiquité dans une vaste perspective littéraire et comparatiste. Dans cette ligne,  il a publié une étude sur “la vengeance de Médée” en 1960 qui ne néglige aucun des points de vue adoptés (réimprimée dans des recueils par la suite ; voir Wege der Forschung, vol. LXXXIX, Euripides, Darmstadt., 1960, p. 177-237). Il conclut à la fin : “En effet son œuvre inouïe produit un effet si insondable et énigmatique, comme l’est la vie et le mythe, qu’elle laisse ainsi un terrain d’interprétation suffisamment inexploré aux poètes et aux philologues”. C’est la vue, quasi imposée, encore répandue aujourd’hui, qui masque, par la retraite ou la modestie, l’absence de cohérence et de décisions assumées. A chacun de prendre ce qui lui convient et d’ajouter ce qui lui manque.

         Ainsi les points de vue se combattent dans l’ouverture d’une unité convenue et comme absolue ; ils se relaient malgré tout : Médée est “une femme d’exception” qui défend de façon scandaleuse une morale masculine. Ce serait le sens de son “je veux être Médée” ; elle affirme son statut de femme d’exception. Friedrich constatait que les vers fameux décrivant la condition de soumission des femmes (230 -251.) s’éloignaient du mythique pour rejoindre le social ; il se demande, on peut dire pertinemment, “si la frontière du genre tragique n’était pas atteinte, voire dépassée”, dans le premier grand discours de Médée et en particulier dans l’analyse sociale de la condition faite aux femmes.

         Bien sûr : elle agit comme un homme, non pour défendre les plaisirs du lit, comme l’insinue Jason à la fin (vers 1367), un domaine accessoire à ses yeux  et qui ne compte pas. Ce qui “dépasse” l’horizon tragique est de l’invention d’Euripide,  qui construit une tragédie à sa façon, en y faisait tenir une histoire romanesque. Jason aurait dû remonter jusqu’à l’imprévu et le rocambolesque, à cette forme de pacte qui liait les partenaires du couple, lorsqu’il s’est agi de faire la conquête de la toison d’or en Colchide et de prêter serment. Les contractants étaient alors à égalité. Ce pacte ne pouvait pas tenir. Ce qui est intervenu est bien pire qu’une trahison ; c’était une violation  qui  excluait Médée. Elle agit alors comme l’ homme, qu’elle n’est pas, c’est pour cela qu’elle évoque  le destin des femmes,  pour montrer qu’elle n’en est pas. Elle s’est libérée, contre tout usage. Autrefois elle a sauvé Jason par des moyens surhumains ; maintenant, abandonnée, elle se sert des mêmes moyens pour se venger. Une logique implacable est mise en acte. Défaire ce qui a été fait pour rien.

   

X 2650

18 09 09

         Une artiste,  Galina Bleikh,  a préparé (avec Lilia Chak, une israélienne comme elle,  émigrée de Russie) une exposition à Tel-Aviv, dédiée aux actes terroristes commis par des femmes arabes (Le Monde, 18 sept.), “une femme, une mère, une meurtrière : portraits de Ferror » (la « terreur féminine »). Elles ont construit une juxtaposition. D’un côté, une série de tableaux représentent la terre pulvérisée comme lieu de massacres, conservant le souvenir, grâce à sa sainteté. De l’autre, ce sont sept tableaux des plus grands maîtres, reproduisant le thème de la vierge avec l’enfant, où à la Madone s’est substituée une belle meurtrière kamikaze, avec son voile (rappelant les attentats de 2002-2004). C’est du chrétien, et, par dessus, de l’islamique.

         Les artistes ont dû fermer daredare les portes de leur exposition et sauver les tableaux en un lieu sûr à Jérusalem. “Le scandale... était trop grand”. Les visiteurs juifs n’y retenaient qu’une sanctification de la terreur. Le concept de l’exposition n’a pas, selon elles, été considéré. Il n’y a en Israel de liberté d’expression que dans certains cercles de l’opposition. Les refus directs et populistes combattent instinctivement toute réflexion qui mettrait en question les actions militaires ou politiques en cours.

         Quel est le concept ? De la réponse donnée au journaliste (Laurent Zecchini),  on tire que “l’enfant porté par ces vierges est en danger... partout dans le monde”. Les femmes seraient donc victimes de croyances instrumentalisées et d’abord de la célébration du sacrifice. En s’immolant elles procréent la mort. Elles tuent aussi une procréation qu’elles n’ont pas connue, en enfantant la mort. Et les Israéliens sans doute ne tuent pas moins, en croyant que c’est la terre sainte qu’ils habitent qui a été visée et blessée, et non leurs propres actions. Ils sacralisent ainsi leurs attentats bien plus violents. Les deux séries se répondent.

 

X 2653

23 09 09

         Calame (L’Eros dans la Grèce Antique, réimpr. éd. Belin, 2009, p. 40-42) rapproche de l’injustice commise par la fille revêche dans le fragment 1 de Sappho un épisode de Théognis (1283 -1294) : l’amant s’y assure des tromperies du garçon aimé en évoquant l’exemple d’Atalante, la chasseresse qui a bien fini par accepter le joug de l’amour. Il s’agirait pour Calame d’une infidélité selon les termes d’un pacte, d’une “rupture du contrat”, fondant “l’institution pédagogique”. Je vois deux difficultés dans cette vue des choses.

         D’abord il vaut mieux penser qu’une fille, une fois de plus, n’est pas prête à se faire aimer. Elle n’aime pas, alors que Sappho une nouvelle fois s’est enflammée. L’injustice touche le cadre commun de l’amour, conclu entre amants, qui demande que l’on partage les sentiments. Aphrodite, l’amie et collaboratrice de la poétesse, son  alter ego, est appelée au secours, dans cette guerre, pour arranger les choses. D’autre part il n’y a pas lieu, quelle que soit la conception que l’on se fait du cadre de la communauté des femmes (voir X 2588), de voir  ici le “passage” au stade adulte d’une passion, qui pouvait à présent se réaliser ailleurs. Ce n’est pas de la fonction éducative de la poétesse, (implicite peut-être, au mieux) qu’il s’agit, mais, dans les situations mêmes, toujours spécifiques, du désir qu’elle-même cherche à assouvir ; elle n’y parvient que par le miracle de l’amour, une magie, capable de tout renverser. Il faut comme une troisième force “alliée” pour réaliser l’impossible.

 

X 2657

30 09 09

         Interrogé sur son engagement du côté des maoïstes parisiens après 1968, Jean-Claude Milner explique que,  pour la Gauche Prolétarienne,  les intellectuels,  et,  plus largement,  la culture formaient alors pour lui un tout, et qu’ils étaient tous  ensemble frappés de soupçon (“Dans le maoïsme de 68, il y a la Chine et Mai”, Libération, 29 09). Il parle de la lutte, plus radicale que chez les marxistes, contre les autorités du savoir. La  catégorie est évidemment bien trop globale, adaptée au but d’une transformation et d’une unification de la société. Pour nous, adoptant le point de vue d’une science critique des institutions (j’emploie ce pluriel, bien qu’il ne concerne qu’un nombre limité de gens et de “militants”), le terme avait une autre signification. L’autorité était exercée dans les institutions, par une majorité d’esprits traditionnalistes ou conservateurs ; ils défendaient des privilèges et exerçaient de fait une censure, aussi déplorable que réelle. Il s’agissait d’obtenir un retournement des façons de penser, d’une vraie lutte. Les préjugés invétérés pesaient sur les façons de penser et de travailler autant que sur la science. Un état transmis de l’institution était perçu et subi avant 68 ; il était insupportable ; son refus et les débats qu’il a suscités devaient à nos yeux aboutir à des changement importants. Ils touchaient l’intellect et la liberté qu’il lui revenait de revendiquer. Ces mouvements ont été usurpés.

         Il y avait en 68 une aspiration antiautoritaire aussi. Il fallait pour cela avoir fait l’expérience plus concrète des difficultés que rencontrait partout intra muros l’exploration critique des obstacles hérités. Ils continuaient à se dresser devant le travail intellectuel et scientifique. Bourdieu le comprenait mieux qu’Althusser. Les brèches qui ont été ouvertes dans le système ont vite été colmatées par les nouveaux venus. Milner et ses camarades d’école  n’étaient pas préparés à le voir ; ils cherchaient tout autre chose, de plus total,  bien que la mainmise interne de l’autorité fût visible  autour de lui,; elle était quotidienne. Il ne militait pas sur ce terrain , qui  lui aura paru trop restreint ; ce n’était pas son truc.

 

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04 10 09

         En étudiant l’histoire des lectures de Rilke, Christoph König me communique une section où il  retrace l’horizon de Hans Egon Holthusen, l’un des champions de la critique conservatrice, dans l’Allemagne de la dernière guerre, et de l’ après-guerre. La description revient à développer une dialectique carrément contradictoire. Ou bien la discipline prime, et se libère de la sorte de la matière traitée, en suivant les règles qu’elle s’impose ou qui lui sont imposées ; elle utilise l’auteur et l’éclaire à sa guise. Ou bien au contraire on met la connaissance de l’objet traité, roman ou poème, au premier plan et on se laisse porter vers lui. Peut-être les deux points de vue sont-ils en effet inconciliables, autant que le sont le général et le particulier.

         La recherche se ménage en littérature un domaine à part : on peut le considérer comme primordialement privé. Les oeuvres s’adressent pour une bonne part à cette lecture-là, où l’individu accepte de vivre avec son expérience dans un horizon personnel. Il accède à elles ou les dépasse ; elles lui parlent un temps, mais ne parlent pas qu’à lui. Elles unissent tout autant les esprits; les lecteurs communiquent et parfois communient entre eux. Si l’on inclut cependant les conditions, telles qu’elles se présentent dans l’institution universitaire, il restera que le meilleur enseignement sera encore celui qui, comme s’il était malgré tout privé, apprend à lire, et à comprendre ainsi ce que l’auteur a pu avoir voulu dire en écrivant. Pour cela, il faut que l’enseignant reconnaisse de son côté l’importance des oeuvres étudiées, ce qui ne se conçoit que dans un cadre culturel très spécifique ; il faut comme un canon, quelque chose qui soit recommandé,  attirant et autorisé ; la finalité d’un pareil investissement ne peut être légitime qu’à cette condition, en dépit de tous les contenus, souvent difficiles et délicats qu’il s’agit d’expliciter, et plus critiques qu’il ne faut.

         En réalité, la discipline et l’enseignement se définissaient différemment ; ils ont été accordés à une situation globale, politique et religieuse,  des sociétés. Comme aujourd’hui, les finalités obéissaient autrefois à d’autres impératifs que la lecture ; leur limitation et les servitudes subies s’expliquent. Les étudiants ne sont que rarement venus pour se laisser initier à l’approche herméneutique des textes et à la méditation qui s’y rattache. Ce n’est pas populaire ; l’occupation est aride et ingrate, aux yeux de la plupart des gens. Le dilemme posé par la pratique de Holthusen et de ses acolytes traduit une dualité parfaitement objective ; la simple transmission des valeurs fournissait la raison d’être, justifiait l’activité savante ; elle ne pouvait pas revendiquer publiquement un statut scientifique plus approprié (il eût paru trop ésotérique). Aussi la réalité entraînait-elle à distinguer deux niveaux de lecture; ils s’entrecroisaient nécessairement. On s’en tenait au texte, clair ou obscur, comme il le fallait ; il se défendait par lui-même, fût-ce par ses difficultés. Ou bien le sens du texte était introduit dans un réseau de représentations familières, de nature souvent idéologique ou nationaliste. Il s’agissait d’un transfert qui pouvait prendre la place  de l’”interprétation” (“Deutung”) et parler en son nom. On donnait un sens au sens, à ce qu’en fait on ne lisait pas.

         A la double fonction répondent, deux langages. Ils sont inversement proportionnels à la réalité de l’objet d’art et à sa perception culturelle.

 

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15 10 09

         Jürgen Kaube, responsable du supplément des “Sciences humaines” au FAZ présente (le 14 octobre) la publication des actes du colloque sur le germaniste Emil Staiger et “l’art de l’interprétation”, qui a eu lieu l’an dernier à Zürich, à l’occasion du centenaire de sa naissance, (Bewundert viel und viel gescholten. Der Germanist Emil Staiger, 1908-1987, éd. par Joachim Rickes, Würzburg 2009). Il rappelle la formule programmatique, bien connue de Staiger : “saisir ce qui nous saisit” (c’est : comprendre ce qui nous émeut) ; elle comporte une distinction entre deux domaines, séparant l’écrit des effets qu’il produit ; il est ainsi conduit à isoler loin du niveau plus technique de la composition artistique, une autre sphère proprement “littéraire”, qui concerne le public. Le lecteur est souverain, représentant l’instance complémentaire, produite par l’attirance exercée sur lui par le texte lu (Kaube parle d”’amour”).        

         Quand on voit ainsi les choses la compréhension ne touche plus le texte et son déchiffrement, mais les effets suscités dans l’âme, plutôt que dans l’intellect, si bien que l’“art de l’interprétation”, analyse des aspects que Staiger considère comme premiers, alors que l’interprétation est seconde. Si au contraire elle porte sur le sens, tel que l’œuvre composée le constitue, elle porte sur la facture de cette composition, jusqu’au style, - ce qui présente de vrais problèmes qui sont à résoudre. Les phrases – qu’on songe aux odes de Hölderlin -  sont parfois énigmatiques. Le travail, que le lecteur doit accomplir directement sur le texte, réussissant plus ou moins parfaitement selon sa nature, est un préalable, défini par Staiger ; les plus grands, même les classiques (un Eschyle, ou un Sophocle) présentent sans doute plus de difficultés de compréhension que d’autres. Le  lecteur doit disposer d’une certaine maîtrise de la technicité , sa lecture en fin de compte ne se distinguant pas de celle dont disposait l’auteur en composant. Le véritable « lecteur » finit par parvenir à ce point où il se demande, lors même qu’il est « pris », ou qu’il  « aime », comment c’est fait ; il passe de la perception d’un « contenu » à l’acte de la création artistique. N’est-ce pas le propre de l’art dans tous les domaines ?

         Rien n’empêche alors que la lecture, quand elle se saisit d’un texte, inclue le savoir, tout ce que Staiger devait rejeter, en ne considérant pas les faits biographiques et psychologiques ou sociaux.           L’environnement qui se construit en même temps que le sens du texte doit être rapporté à l’usage que l’auteur en fait, consciemment ou non, dans son invention ; il le reproduit de façon indirecte. Toutes les exclusions reposent sur ce préjugé initial, découlant d’une volonté d’établir ailleurs, comme en un dehors, une signification, détachée et relocalisée, s’agissant d’œuvres "décisives”, pour la cultures, voire la pensée. Elle doit témoigner d’une autre inspiration, supérieure et plus profonde, située au-dessus du niveau de la  technicité. Elle doit, et sait se communiquer à l’âme, qui se sent élevée et fortifiée. Elle sera “saisie” (“ergriffen”).

         Le problème de la nature du fait littéraire se pose et de façon évidemment légitime. Il requiert que la “compréhension” implique la complexité des transferts et la stratification des ruptures introduites dans l’épaisseur des emplois ordinaires du langage.

 

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19 10 09

         Il existe deux approches contraires, et ce n’est pas vrai seulement au théâtre, où le conflit apparait peut-être le plus clairement. Ou bien on remonte à l’œuvre, qu’on tente de montrer. C’est aller vers elle par une voie ou une autre. On s’arrêtera à mi-chemin, ou au delà . Ou bien on part d’elle au début, en sens opposé. C’est la creuser, et lui laisser sa chance, ce qui est beaucoup plus rare.

 

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21 10 09

         Le cinéaste Haneke dit dans l’entretien que publie Le Monde (21 oct.) à propos de la sortie du “Ruban blanc”  que 90% du travail dans un film revient à la préparation du tournage. C’est comme si tout était non seulement pensé, et préparé mais “fait” avant d’être reporté sur une pellicule. Ses propres réalisations en fournissent la confirmation la plus évidente, par la présence du montage et la précision des compositions. Chaque chose est à sa place et parle ainsi, en accord avec tout reste. On touche le vrai, en évitant de reproduire. Le réel, d’abord, se « réalise » de cette façon. Haneke ajoute que l’on a cru que les films de Casavetes communiquaient l’idée d’une parfaite improvisation, alors que leur  préparation a été conduite par le cinéaste jusqu’à un stade de justesse qui créait cette impression. La fantaisie la plus décontractée résulte  d’une élaboration minutieuse ; ce tour de force n’est pas sans rappeler  le travail de Flaubert dans le domaine de l’écriture, et la facture de Madame Bovary. Pour être vrai , le vrai doit avoir été disposé là, et non ailleurs, le produit donc d’une planification rigoureuse et étudiée.

  

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21 10 09

         Parmi les arguments que l’on a invoqués pour considérer l’Exodos des Phéniciennes comme inauthentique, il y a le caractère d’Antigone. On ne retrouve pas la fille enragée que l’on connaît par la tragédie de Sophocle. C’est comme si sa décision devait faire partie de l’histoire des Labdacides, et que celle-ci était définitivement établie. Euripide connaissait la pièce de son prédécesseur ; il y renvoie, il la réaménage et bouleverse les données, comme il le fait toujours.

         L’action dramatique n’est pas un élément constitutif du mythe, si mythe il y a. Les auteurs qui s’y réfèrent font comme si “le délire” d’Antigone était présent dans un modèle suivi par Sophocle (on se demande lequel), ou bien comme si Euripide était contraint de reproduire la figure  dessinée par Sophocle. La lecture et la liberté d’invention de l’auteur n’est pas prise en compte. En plus ce trait du rôle est en général refusé à l’héroïne dans la pièce de Sophocle.

         Pour l’ensevelissement de Polynice, qu’Antigone laisse tomber, la difficulté est d’une autre nature. Antigone ne fait pas ce qu’elle avait d’abord déclaré qu’elle ferait. Le suspens est parlant. A Créon elle dit que l’affaire de la tombe lui importe plus que le mariage avec Hémon. Mais lorsqu’il s’agit de prendre sa place aux côtés d’Oedipe exilé, elle se décide autrement. La situation a changé. Ce qui pesait à Thèbes, n’a plus de poids après la sanction de Créon. Il y a une logique forte dans la “contradiction”; ce n’est pas une maladresse d’interpolateur.

    

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