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Jean Bollack [1923-2012]
Philologue, philosophe, critique

 

    

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La tragédie grecque sur la scène.

Histoire d’une relation entre théâtre et texte (1980-2007)

 

Le texte grec étant une partition à déchiffrer, la recherche des équivalences, le questionnement  des mots sont à la base de la construction d’un livret ou de la page à dire par les acteurs. Ma femme, Mayotte Bollack, et moi, nous avons commencé à traduire pendant l’été 1982 (il y a un quart de siècle), pendant que j’achevais, pour l’édition et le commentaire en quatre volumes d’Œdipe roi (Lille, 1990), un mot à mot rigoureux. Cette exploration obstinée faisait surgir presque à chaque pas des difficultés de compréhension inattendues, comme si la mise à plat et le doute  découvraient des soubassements et des réseaux  inédits. Les traductions ont toutes été publiées aux Editions de Minuit dans l’ordre suivant :

1985 : Sophocle, Œdipe roi
1990 : Euripide, Iphigénie à Aulis
1994 : Euripide, Andromaque
1997 : Euripide, Hélène
1999 : Sophocle, Antigone
2005 : Euripide, Les Bacchantes
2007 : Sophocle, Electre

Pour Iphigénie, Andromaque, Les Bacchantes, et maintenant Electre, le texte est suivi de notes critiques. Pour Œdipe roi, mon volumineux commentaire a suffi longtemps à l’éclaircissement de nos choix (épuisé pour le moment). Pour Antigone, un livre a accompagné la représentation (La Mort d’Antigone. La tragédie de Créon, PUF, 1999). Un autre a illustré les Bacchantes (Dionysos et la tragédie, Bayard,2005). Pour Hélène et pour Antigone, des annotations, rédigées au cours du travail de traduction, n’ont pas encore été publiées.

La compréhension de l’écrit repose sur la philologie, à savoir sur l’examen de cesquelques lettres que nous ont transmises les scribes du Moyen-âge, avec leurs fautes, et la somme considérable des corrections, conjecturales et souvent incertaines, de ces fautes, à l’époque moderne. Une acceptation résignée du corps textuel, rongé et altéré par des adaptations qui s’étaient succédé depuis des siècles,et par les impératifs de l’usage scolaire,ne nous satisfaisait point. L’explicitation nous conduisait plus loin, très loin en arrière vers une vision encore intacte. L’œil de l’auteur, l’œil grec, n’avait rien perdu de son acuité et de sa fraîcheur. Pour la représentation, il fallait, en accord avec l’étude philologique, remanier la traduction. Il se trouve que l’initiative de la collaboration est venue du théâtre lui-même.

Cela ne signifie pas que les points de vue étaient d’emblée les mêmes. A l’époque, le théâtre était fortement marqué en France par les idées de Vitez, et, plus encore, sous l’influence du théâtre allemand, par celles de Vilar après Brecht, et de Heiner Müller. Avec ce dernier, j’ai participé, à Avignon, à un débat public, et soutenu sur le texte une position contraire à  la sienne. Le théâtre de régie (Regietheater) pouvait être remis en question. Il n’y avait là aucune contradiction. Peut-être était-ce  la dimension poétique, la force dramatique, et, en un tout autre lieu (non marxiste), l’intérêt des philosophes et des psychanalystes qui ont ramené le public des pièces de théâtre vers la tragédie. Brecht, et Müller après lui, avaient accroché leur reprise d’Antigone à  la traduction de Hölderlin (ce qui se fondait bien dans l’influence de Heidegger en France). Jusqu’à aujourd’hui, Antigone est souvent jouée en France dans la traduction française de la traduction de Hölderlin belle, poétique et fautive. C’est dire l’épaisseur de la stratification culturelle.

 

***

 

Dans toutes nos traductions, la distribution figurait avec le nom du metteur en scène et des comédiens, ce qui n’était pas supposé retenir seulement le lieu et le moment, mais souligner aussi la signification d’une rencontre. La communauté d’une recherche, à la fois littéraire, herméneutique et scénique, s’y trouve consignée.

Œdipe roi fut représenté à Lille et au théâtre de l’Odéon à Paris en 1985. La nouveauté résida dans le rôle de la dramaturgie, qui jusque là n’avait eu aucune place en France ; elle était mentionnée dans le programme de Bourdet et  de Milianti(confiée à Agnès Mallet, aujourd’hui disparue,  et à Anne Françoise Benhamou, actuellement dramaturge au théâtre National de Strasbourg). C’était un commencement, qui a contribué à lancer le dialogue à la fois avec les gens de théâtre et avec les psychanalystes sur Œdipe roi. Ce dialogue s’est prolongé dans les deux domaines à propos des représentations des autres pièces.

La création d’Iphigénie à Aulis, qui, en 1991, servit à Ariane Mnouchkine à introduire son public dans l’univers de l’Orestie, a pris pour nous valeur d’événement. Iphigénie fut jouée encore plus souvent que la trilogie. La violence et la cruauté y étaient creusées jusque dans leurs derniers raffinements.Mnouchkine avait élaboré elle-même la traduction d’Agamemnon et des Choéphores, Hélène Cixous traduisant les Euménides. Nous, « philologues » (comme le disait le casting), Pierre Judet de La Combe et moi-même, avions discuté le texte avec elles. La suite des Atrides – c’est le nom qui lui avait été donné pour englober Iphigénie – a sans doute conduit à une  meilleure perception de la tragédie grecque, et en particulier de la lyrique chorale. Les chants du chœur étaient intelligibles, ce n’était pas  de vains accompagnements. La chorégraphie, portée par la musique des instruments à percussion, occupait une place centrale, l’égale des autres éléments.

Jacques Lassalle nous pria ensuite de traduire l’Andromaque d’Euripide. La pièce était peu connue. Il s’agissait de réaliser un projet  européen, franco-grec : Racine à Athènes donnait la réplique  à Euripide en France. La transposition du grec en français n’allait pas de soi. La singularité d’Euripide restait au second plan, estompée  par le plus grand de ses lecteurs, Racine. Pourtant, grâce à la représentation, d’abord à Athènes et ensuite au festival d’Avignon, le texte est sorti de son dispositif scénique, comme un portrait de son cadre. Il s’est imposé sans doute en raison du succès antérieur  d’Iphigénie au Théâtre du Soleil.Les pièces peu connues d’ Euripide ont été alors véritablement découvertes par le public.

Dominique Serron (Théâtre de l’Infini à Bruxelles) et Camilla Saraceni(Théâtre du Léthé à Paris) ont souhaité  toutes deux affronter l’auteur tragique. D.Serron avait formé le projet d’une mise en scène parallèle des deux  pièces d’Euripide et de Racine. Ce désir  n’a pu se réaliser que partiellement faute de moyens financiers. Racine profita seul  de la collaboration. Et pourtant Euripide perçait dans le transfert à la tragédie de Racine.

Avec C. Saraceni nous nous décidâmes pour Hélène. La traduction nous a conduits à une exploration approfondie des mots et des tournures en grec et en français, à laquelle furent associés les comédiens avant même les répétitions (Saraceni, comme Mnouchkine, travaillait avec des élèves). La première eut lieu à la Maison de la Culture de Bourges,ce qui se reproduisit pour l’Antigone, mise en scène par Bozonnet. Sous bien des aspects, la nouvelle lecture d’Hélène marquait un sommet. Le travail avec les acteurs, leur mise en bouche, déchira l’enveloppe sclérosée de la tradition scolaire. Point n’était besoin de dérision pour  y arriver. La dérision était dans les mots.

Des pistes nouvelles se sont ouvertes, qui allaient au delà de l’effet immédiat de la tragédie et touchaient le rayonnement multiple de la scène. Marcel Bozonnet dirigeait alors le Conservatoire national d’art dramatique (avant d’être nommé administrateur de la Comédie Française). Il choisit de travailler sur Antigone, qui m’occupait depuis longtemps en relation avecles Œdipe. Bozonnet pensa d’abord jouer seul tous les rôles. Plus tard il distribua le textesur trois acteurs suivant le modèle antique. La représentation tira du petit espace du théâtre d’avant-garde de la Bastille, oùelle eut lieu d’abord, un caractère intime, qui ajoutait à la pièce en l’enfermantdans un théâtre de chambre. On aurait pu jouer longtemps encore au-delà de la saison.

La traduction des Bacchantes d’Euripide nous fut demandée par la Comédie Française, et leur mise en scène confiée à André Wilms. Je connaissais André Wilms depuis longtemps. Il avait joué magnifiquement dans Œdipe roi les trois rôles de Jocaste, de Tirésias et du berger. Je savais qu’il exploiterait pleinement les ressources orales de la pièce nouvellement articulée, et que le principe du théâtre de parole serait respecté. La publicité que le Théâtre Français procurait aux représentations fut considérable. Le jeu de tous les acteurs, en particulier de Denis Podalydès dans le rôle de Dionysos et d’Eric Ruf dans celui de Penthée ne leur a pas moins servi.

La tragédie fut d’abord jouée dans l’hiver 2005, puis reprise dans le programme de l’année suivante. La discussion s’engagea dans un cadre élargi ; elle montrait bien que l’on pouvait susciter l’intérêt du public pour une dialectique théâtrale.

En 1994, la traduction allemande du texte d’ Œdipe roi que j’avais établi fut publiée aux Editions Insel (elle résultait d’un travail commun avec Renate Schlesier, historienne des religions; elle a traduit également des extraits de mon commentaire ; le deuxième volume contient la traduction des essais, parus chez Gallimard en 1995). Cet Œdipe allemand fut mis en scène d’abord par Kusai au Staatstheater de Stuttgart et ensuite dans plusieurs villes allemandes. Lui-même et la dramaturge qui avait fait le choix de ce texte, ont appris que je vivais encore après que le théâtre eut demandé les droits à la maison d’édition. Les répétitions étaient déjà avancées. Un dialogue public eut lieu plus tard aux Archives littéraires de Marbach (en 2005) au cours duquel les divergences entre le metteur en scène et l’avocat de l’écrit que j’étais apparurent nettement. Aristote a-t-il détourné la réception d’Œdipe roi au profit d’un intellectualisme de mauvais aloi ? Il a surtout entendu - ou lu - les vers admirables de Sophocle, leur déroulement savamment étudié, et c’est avec lui qu’il a construit sa Poétique.

Je mentionne en plus quelques représentations remarquables qui n’ont pas impliqué une collaboration soutenue. Dans bien des cas, un dialogue a pu quand même s’établir.

 

A.
Œdipe roi

1. Mise en scène : Laurent Gutmann, Théâtre Suranné
Représentations : dans plusieurs villes en 1999 et au Théâtre de Gennevilliers(de Bernard Sobel) du 1er au 30 juin.

2. Mise en scène : Gilles Nicolas, Compagnie Thunderballs.
Représentations : Combs-la-ville près de Paris, 1er mai au 30 juin.

3. Mise en scène : Pascal Gravat et Prisca Harsch, Groupe Quivala, Genève
Représentations : Genève, Téâtre Saint Gervais, 12-30 avril 2005.

B.
Antigone

1. Mise en scène : Anne Petit, Paris
Représentations : en Corse, dans la montagne, du 5 au 10 août 2001

2. Mise en scène : Olivier Saccomano, Théâtre Massalia.
Représentations : « Ismène », Marseille, novembre 2007
(auparavant : « Thèbes et d’ailleurs », 2003, extraits d’Œdipe roi et d’Antigone.Théâtre de la Peste, Aix-en-Provence).

C.
Andromaque 

Mise en scène : Véronique Langelay, Compagnie Cyclone.
Représentations : Gonesse, Val d’Oise, 5 février au 10 et mars 2002, Sudden Théâtre à Paris (de 2000 à 2001, à Paris et ailleurs)

 

Wilms déjà, avec d’autres acteurs connus, avait permis que fût réalisée à France Culture une émission radiophonique de deux heures, souhaitée par Alain Trutat, où des extraits d’Antigone et des Electre de Sophocle et d’Euripide étaient présentés et interprétés, puis joués après de nombreuses répétitions: les « Scènes de la tragédie grecque ». On était au théâtre, sans le décor ; en même temps la performance gardait son caractère exploratoire et expérimental. L’émission fut remise au programme en janvier 2007.

En relation avec les représentations, des entretiens et des colloques restreints eurent lieu soit au théâtre soit en dehors de lui, et leurs résultats ont été en partie publiés. Le matériel et les dossiers de presse ont été archivés. La liste de ces rencontres et de ces discussions sur chaque pièce, sur son sens et les possibilités de représentation pourrait maintenant être exposée.

Les séjours que j’ai faits à l’Institut des sciences du théâtre de Vienne, où j’ai prononcé d’abord une conférence sur Œdipe roi(1994), puis dirigé un cycle de séminaires sur Antigone et sur Hélène(en 1997 avant les représentations parisiennes) et une deuxième fois (en 1999) pour les quatre Electre (les trois tragiques grecs et Hofmannsthal) ont leur place aussi dans ce programme.

 

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Les 27 et 28 Avril 2002 un colloque eut lieu sur l'ensemble de cette période, dans le cadre des « Rencontres Thomas More » dans le couvent dominicain (construit par Le Corbusier) de la Tourette à l’Arbresle; il se présentait comme une rétrospective : « Lire, traduire, mettre en scène – Avec Jean Bollack autour de la tragédie »(sous la direction de P.Judet de La Combe). Plusieurs de nos amis du théâtre(parmi lesquels Saraceni, Serron, Wilms) y ont pris part.

 

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Il n’était pas dans nos intentions, quand nous entreprenions d’actualiser à la scène notre travail, de contrer ou de critiquer les efforts de l’humanisme ou les réalisations quelque peu naïves et emphatiques d’un théâtre antique universitaire ; la recherche est allée à la scène, pour l’évidence obtenue par elle et seulement par elle dans la lecture critique du drame antique. Pour nous, la modernité était là, dans la recherche de cet inconnu et de cet interdit.

 

Référence bibliographique

Une présentation des problèmes que pose la collaboration entre texte et théâtre a fait l’objet d’un entretien avec Nicola Savarese et Rossella Saetta Cottone, dans la revue Dioniso, no. 5, 2006, p.238-265.

 

Jean Bollack

 

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